Sophie Chambon
And I Love Her
Un trio superlatif que celui du pianiste Marc Copland : au milieu de leurs propres compositions, dont une extraordinaire impro collective, “Mitzi&Johnny”, ils glissent quelques standards fameux, de l’“Afro Blue” inaugural, suivi du “Cantaloupe Island” d’Herbie Hancock, à “And I love her” des Beatles jusqu’au Cole Porter final “You do something to me”. Cet album saisissant nous entraîne de climats percussifs en rêveries éveillées dans un jazz éternel, intemporel que font entendre ces trois musiciens exceptionnels qui n’ont plus grand chose à prouver. Ils ont eu tout le temps d’approfondir leur pratique et ainsi d’acquérir une maîtrise exceptionnelle. Si les trois aimaient à jouer ensemble dans le quartet de John Abercrombie, Marc Copland et Drew Gress partagent des scènes depuis plus longtemps encore, la fin des seventies. “We feel each other even if we don’t see each other” avoue le pianiste.
Tous trois semblent avoir le même plaisir à se retrouver et à partager dans une complicité exigeante. Ils se promènent avec aisance dans le répertoire, incluant leur propres musiques qui, à aucun moment ne déparent la cohésion de l’ensemble. Ils ont une relation particulière avec ces morceaux, les reprenant dans une discipline de tous les instants, une habitude de vie qui fait que l’inspiration peut advenir très vite. Ils racontent par exemple qu’ils se sont échauffés presque naturellement en entrant dans le studio sur “Afroblue” de Mongo Santamaria et c’est ainsi que l’album a commencé.
Par ses harmoniques et son chromatisme, on retrouve instantanément le pianiste, son art poétique élaboré avec Gary Peacock par exemple ou dans le quartet de John Abercrombie (très émouvante valse jamais enregistrée devenue “Love Letter”, en hommage au guitariste disparu en 2017). S’il est particulièrement inspiré sur les tempos lents, les ballades, c’est avec l’interaction dynamisante de la rythmique qu’il change la donne, parvenant à dominer une mélancolie prégnante. Aucune autre rythmique actuelle ne saurait mieux le soutenir en douceur ou le revitaliser sur les rythmes plus vif. Sur “Day and Night” du pianiste, la plus longue composition du Cd, le solo du contrebassiste est prodigieux avant que n’éclate le drumming audacieux, solaire de Joey Baron. Le pianiste souligne l’habileté du batteur à lancer un “groove” qui va leur ouvrir la voie.
C’est avec “sense and sensibility” comme disent les Anglo-saxons, que Marc Copland traduit la circulation du sens poétique. L’émotion est vite présente, car on entend dans les échos délicatement irisés du pianiste que le jazz retraverse, toute cette musique aimée qu’il n’a cessé de reprendre. Toutes ses interprétations sont à inscrire dans cette tentative inépuisable qu’il soit en groupe ou en solo. C’est le Français Philippe Ghielmetti qui parvint à lui faire quitter ce poste fidèle d’accompagnateur pour l’aventure du solo, dès le début des années 2000 avec un Poetic Motion mémorable.
Qu’importe le format, c’est ce ressassement travaillé qui lui permet de donner sens à cette toile qu’il tisse et trame continûment. S’il en est qui ne cherchent pas, pensant avoir déjà trouvé, d’autres se laissent conduire dans des errances créatrices… Marc Copland est de ceux là.